lundi 18 avril 2011

Les dangers du sportisme

par Michel Caillat

En tant que phénomène historique (le sport est né à la fin du 19ème siècle), le SPORTISME apparaît à trois niveaux : il est une idéologie, un mouvement et un système c'est-à-dire un ensemble hiérarchisé d'institutions et de mécanismes de décisions.  

  Le sport est-il un phénomène marginal sans véritable influence sur le climat socio-politique des pays ? Ou au contraire n'a-t-on pas affaire avec lui  à un système de pensée (1) d'une importance inversement proportionnelle à la qualité des études qu'il engendre ?  Le sport ne peut se limiter aux listes de résultats, au nombre de records battus, aux "morceaux de bravoure", aux exploits historiques, aux matches de légende (il y a un match du siècle tous les six mois !), pas même au nombre de pratiquants et de spectateurs conduits par des démagogues particulièrement habiles. La question  du poids de l'idéologie sportiste en France et dans le monde ne peut plus être occultée ; elle est d'autant plus centrale que le sujet est tabou et dramatiquement consensuel.

Faconner le monde

    Fidèle à ses mâitres et ses pionners (Coubertin, Desgrange, Goddet parmi beaucoup d'autres), l'idéologie sportiste se veut génératrice d'une révolution spirituelle et créatrice d'une nouvelle civilisation communautaire où seraient parfaitement intégrées toutes les couches de la société. Le sportisme constitue bien une catégorie universelle qui possède ses variantes : les sportistes orthodoxes, les sportistes réformateurs, les sportistes  hors structure (extérieure, du moins un temps, à l'institution : fédérations, clubs).
   Cette société sportiste n'est pas le champ de bataille où s'affrontent idées politiques et groupes sociaux mais une collectivité humaine et harmonieuse  (l'idéal olympique de la fraternité et de l'amitié) ; elle jouit d'une unité morale dont l'émanation est le gouvernement mondial du sport (le Comité international olympique en premier lieu) et dont la puissance repose sur l'unanimité spirituelle de la masse. Et ce gouvernement (fort peu démocratiquement "élu") est le gardien de cette unité qu'il développe en utilisant tout moyen susceptible de la confirmer : la propagande, les medias-supporteurs, les clubs, l'éducation (sportive plus que physique).
   La mentalité, la sensibilité du sportisme font partie intégrante de notre culture. Le spiritualisme et l'idéalisme qu'il préconise fournissent les moyens d'une révolution, la seule qui puisse ne pas porter les caractéristiques de la lutte des classes : une révolution morale. Le sportisme est le levier d'une transformation profonde des esprits et des âmes, le problème de la décadence étant longtemps resté (il reste encore chez certains fidèles) l'une de ses préoccupations majeures. C'est la raison pour laquelle il faut créer un homme nouveau, porteur de ces classiques vertus que sont l'héroïsme, l'énergie en éveil permanent, le sens du devoir et du sacrifice, et l'acceptation de la primauté de la collectivité sur les individus qui la composent. La toute première des qualités des sportifs est la foi en la puissance de la volonté.
   Le corporatisme sportiste et un gouvernement mondial fort constituent les moyens de cet assaut contre la société morcelée en classes antagonistes, contre le dépérissement de la civilisation. Le sportisme n'est pas qu'une simple forme de chauvinisme et de nationalisme exacerbés ; il constitue un système d'idées organisé pour façonner le monde. La très large et pourtant très impalpable et très souterraine diffusion de ces idées atteste que ses racines sont profondes et son influence considérable.
   Le sportisme qui s'attaque à sa manière au désordre économique et plus encore au désarroi moral propose des solutions de rechange à la lutte des classes : le sport, lieu d'harmonie, comme facteur d'intégration, remède aux fléaux de la drogue, de l'alcoolisme, de l'abus sexuel, du tabac (2). Mais aussi et  surtout comme lieu d'embrigadement d'un peuple unifié (sans distinction de couleur et de statut social) dans le cadre d'un système notoirement autoritaire.
   La recherche de valeurs nouvelles expliquent l'engouement pour les pratiques sportives qu'elle soient dures, molles, fun ou de glisse ! Le sportisme exerce un attrait beaucoup plus profond que ce que voudraient admettre ceux qui pratiquent mais aussi ceux qui regardent le sport, qui en parlent ou qui en subissent l'extraordinaire et inquiétante présence (combien d'heures d'antennes à la radio et à la télévision, de pages dans les journaux?).

Une révolution spirituelle

    Le sportisme, cette profonde révolution morale et spirituelle - Pierre de Coubertin ne disait pas autre chose quand il parlait de la "religion athlétique" et de la nécessité de "rebronzer les corps et les esprits" - impressionne par son omnipotence tranquille et sa capacité à établir un consensus presque total. Tout le monde admire les qualités morales des sportifs : le dévouement, le sacrifice, l'amitié virile, l'élan de ces hommes chargés de toute l'ardeur que donne d'avoir trouvé une foi  et un sens à la vie. Tout le monde applaudit aux performances de cette jeunesse paisible, s'incline devant sa passion fière et dure, sa volonté de grandeur, sa rude noblesse, sa supériorité morale. Le sportisme c'est à la fois un hymne à cette jeunesse bien sage (à 30 ans on est vieux en sport) et la victoire de la force sur ceux qui haïssent l'effort.
  L'anti-intellectualisme et l'idéalisme sont les piliers de ce sportisme qui constitue bien un ensemble idéologique sur la nature duquel il est difficile de se tromper pour peu qu'on se donne la peine d'en déchiffrer le message.  Il doit son rayonnement véritable au fait que de l'essence de ses idées (de sa pensée) participent de vastes secteurs de l'opinion. Les milieux contestataires les plus divers demeurent facilement perméables à l'appel du sportisme ou au moins à certains de ses éléments.  Nombreux sont ceux qui répondent à cet appel d'ardeur juvénile et accueillent avec bienveillance cette religion purificatrice dans un univers économique impitoyable.
   Prenons garde. L'idéologie sportiste (l'idéologie du don, de la compétition naturelle, de la collaboration des classes, le culte du chef, de la discipline, l'apologie de la douleur et de la souffrance, etc.) s'infiltre toujours plus dans la société, remonte à la surface et saisit les leviers de commande. Le sport jouit d'un préjugé favorable et cette bonne dose de sympathie met en marche l'engrenage collaborationniste. Le peu de résistance que rencontre la sportivisation de la planète est lourd de menaces.
   Charles Tardieu écrivait dans un livre paru en 1940 et préfacé par Jean Borotra, alors Commissaire général à l'Education générale et sportive : "Le sport pourrait être pour les jeunes la première école d'application d'une morale générale. Des maîtres avertis et choisis, s'efforceront de créer dans des cerveaux malléables et dociles, jusqu'à l'indépendance de la virilité, une véritable religion nouvelle du sport désintéressé, chevaleresque, discipliné, altruiste (...). Bref, la révolution nationale sportive doit être avant tout une révolution des esprits appuyés sur des méthodes nouvelles" (3). Serait-ce exagéré d’affirmer que ne rien faire et ne rien dire sur les valeurs que le sport véhicule et sur la vision du monde qu'il propose relève, d’une certaine façon, du  "crime d'indifférence”?
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(1) Lire par exemple l' Essai de doctrine du sport publié en 1965 par le parti gaulliste, à l'initiative du Haut Comité des sport. 
(2) Au cours du siècle, on a toujours voulu faire croire que l'on allait résoudre les problèmes sociaux grâce aux clubs sportifs. En 2011, on feint encore de penser qu'on va favoriser l'intégration et diminuer la violence dans les cités en implantant un club sportif ; en 1915, Coubertin déclarait : "J'ai toujours déploré que les sociétés antialcooliques n'aperçoivent pas dans le sport le véritable antidote auquel il convient d'avoir recours dans la lutte contre le fléau".
(3) Charles Tardieu, Le Sport, ta joie, ta santé, Paris, Sequana Editeur, 1940, p 93-94. Sur ce thème général de la Révolution nationale se reporter aux différents ouvrages de l'historien Zeev Sternhell et à son article synthétique et précieux  "Sur le fascisme et sa variante française" paru dans Le Débat n°32, novembre 1984.
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Le dopage n’est pas une perversion du sport

Le départ du prochain Tour de France sera l’occasion, comme chaque année, d’alimenter le mythe du sport enfin pur...

«Il faut être imbécile ou faux jeton pour s'imaginer qu'un cycliste professionnel qui court 235 jours par an peut tenir le coup sans stimulant»,  Jacques Anquetil (1967)

   Comme chaque année, va retentir le 2 juillet prochain en Vendée le couplet sur  le Tour du renouveau, de la sérénité et de la propreté enfin retrouvées. Finies l’ère des Riss, Ullrich, Landis, Armstrong, Contador, tous vainqueurs du Tour et tous soupçonnés ou convaincus de dopage ; cette fois au départ du Passage du Gois, les bonimanteurs de service  (dirigeants et journalistes) joueront leur rôle habituel : distiller le mythe de l’idéal sportif en déclarant vouloir enfin en finir avec le discours sur le sport trahi, le cyclisme meurtri, le Tour de France décrédibilisé. Or, jamais le sport n’a été ce qu’il dit être : l’idéal sportif est une pure construction idéologique. 
  Les produits dopants peuvent être utiles dans tous les sports, de l’automobile au rugby, du golf au football (1). L’erreur serait de croire que seul le cyclisme est touché par le fléau du dopage même s’il est plus facile, dans ce sport plus contrôlé, de trouver quelques exemples pris dans la » légendaire, fabuleuse et merveilleuse » histoire du cyclisme :
   Dans son livre «La tête et les jambes», publié en 1894,  Henri Desgrange parle ainsi à un jeune coureur :  «Quant aux poisons que l'on dénomme kola, coca, je te défends d'y toucher. Quand tout le corps médical réuni viendrait te dire qu'ils produisent des résultats extraordinaires, tu n'en feras jamais usage». Le créateur du Tour de France entrevoyait déjà les dangers...il y a plus de cent ans !
   Dans la présentation du Bordeaux-Paris 1901, le même Henri Desgrange déclare ne pas croire aux chances du pistard Gougoltz : «Il n'y aura pas comme sur les lignes droites d'un vélodrome des amis pour lui passer en temps voulu ce que réclamera son estomac» (des dopants). On parle alors des soigneurs de la piste comme des «chargeurs réunis».
  Victor Linard, champion du monde de demi-fond dans les années 20  (1921.24.26.27) écrit : «Dans l'argot cycliste le doping s'appelle dynamite (…). J'en ai pris durant toute ma carrière, j'en ai pris de quoi faire sauter la Tour Eiffel
  Dans son livre « Le doping ou les surhommes du vélo », Roger Bastide ajoute alors la parole d’un jeune qui avoue : «Ce que nous prenons maintenant, on ne le donnerait pas à un mourant pour le prolonger d'une heure jusqu'à la venue du prêtre confesseur». Bastide s'étonne : «Cela ne vous fait pas peur de jouer ainsi avec votre santé ? Votre vie peut-être ?». Il a ce haussement d'épaules fataliste qu'ils ont tous quand on évoque ce problème ».
. En 1933, notant les défaillances d’un « grand du peloton », Goddet écrit dans L'Auto que ça montre que le coureur «ignore encore tout de l'alimentation»  (déjà l’aveuglement volontaire du journaliste) et Roger Bastide d'ajouter : «Lignes pleines d'enseignements pour le docteur Dumas, par exemple. Il ne manquera pas de penser - tous les signes extérieurs l'indiquent - que les tartelettes au riz et les cuisses de poulets distribuées à nos braves coureurs devaient comporter de bien mystérieux additifs pour les toucher de la sorte au foie et à l'estomac». 77 ans avant la “mésaventure Contador”, la viande fait déjà des ravages...
  Et on pourrait continuer ainsi la longue liste des déclarations  sur le dopage dans le cyclisme (et dans les autres sports): « Demain on court, on fait du sport propre » leitmotiv  bien plus fort mais aussi vain que le célèbre « Demain on rase gratis ».
   Depuis l’origine du sport en général et des courses cyclistes en particulier (fin 19ème - début 20ème siècle), les discours n’ont pas changé. Provisoirement, on peut conclure avec Bastide  : «Le coureur est pris au jeu. De même que ce souverain eût donné son royaume pour un cheval, il est prêt à donner un lambeau de sa santé pour une victoire.
   «Et les organisateurs et les chroniqueurs aussi se prennent au jeu, perdant de vue, dans le lyrisme de l'action, les dangers que présentent «les breuvages magiques secoués dans des bidons». C’est en effet avec la mort que trop de sportifs « jouent ». Le dopage n'est pas une perversion du sport, il est dans sa nature.
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(1). Voir les travaux du Docteur Jean-Pierre de Mondenard et son dernier ouvrage, Dopage dans le football, La loi du silence, Ed. Jean-Claude Gawsewitch, 2010.